« Une vie sans tragédie ce serait comme une randonnée à dos de licorne » Naissance.

On dit toujours que la naissance d'un enfant est le plus beau jour de la vie d'une femme. Alors accoucher de deux magnifiques enfants devrait être quelque chose de formidable, n'est-ce pas ? Conneries. Dès les premiers moments de vie, les seules choses auxquelles on est confronté sont la souffrance d'une mère et le sang, beaucoup de sang. Heureusement que les petits êtres tout juste nés ne s'en souviennent pas. Mais ils furent aimés. Du moins, c'est l'impression que leur mère, de matricule 1245 à l'orphelinat de Jersey, de nom inconnu, donna pendant environ trois mois. Puis ensuite, la dure réalité. Il y avait des mères qui n'étaient pas faites pour l'être. Des familles qui n'étaient pas faites pour perdurer.

Pour comprendre ce qui poussa le matricule 1245 à abandonner ses enfants dans une vie qui semblait encore bien trop effrayante pour eux, il faut en revenir aux débuts de son existence. Ou du moins, au début de la moitié. Ce jour où elle rencontra ce mâle d'origine et de nom inconnu, qu'elle finit, vraisemblablement, par épouser, aux vues de l'anneau à son doigt. Dans les sanglots et la précipitation qui allaient de paire avec l'abandon de ses enfants, les bénévoles travaillant dans l'orphelinat ce jour-là avaient pu saisir une partie de son histoire, où le plus important, et l'avaient retranscrite, bien des années plus tard, aux deux concernés. Un dealer. Leur géniteur avait été un dealer. Du moins c'est ce que les sous entendus de la femme aussi pathétique qu'un anorexique dans un mc do avait laissé penser. Et de son activité illégale et réprimée par la société était venue la mort. Brutale, violente, sans travers. D'après 1245, il s'agissait d'un accident. Dealer, mais bon dealer, n'est-ce pas ? La crème de la crème des connards vendeurs de drogue. Ses enfants auraient de quoi être fiers de leur paternel, quand ils seraient en âge de comprendre. Le plus probable, bien entendu, était qu'il était dans l'illégalité même à l'intérieur de son métier, et qu'il avait fini par en payer le prix. Bien fait pour sa trombine. Seulement, on ne pouvait pas tout prévoir, un père dealer en moins, ça peut être une bonne chose pour des gosses. Une mère lâche et idiote, sûre qu'elle ne pouvait, et ne voulait pas s'occuper de deux gosses toute seule, et qui finit par les abandonner devant le premier établissement plus ou moins net du coin, ça l'était un peu moins.

Deux enfants de plus dans un établissement bien rempli … L'idée avait fusé de les séparer, ce à quoi 1245 avait répondu qu'il n'en était pas question et que si dernière volonté envers ses enfants elle avait, ce serait de les laisser ensemble, quoi qu'il advienne. Voilà la seule chose pour laquelle Chrysentem n'aurait pas voulu lui mettre son poing dans la figure. C'est ici, alors que le matricule 1245 s'éloignait dans l'ombre, la larme à l'oeil, moins crédible encore qu'un psychopathe bisounours, que l'histoire des jumeaux Quartz débutait réellement.

« Les enfants, c'est comme les dominos. T'en fais tomber un, ils se mettent tous à genoux. » 10 ans.

Mettez deux enfants du même âge dans un orphelinat depuis leur naissance, et voyez un peu ce qu'il se passe. Que ce soit à l'intérieur même de l'orphelinat ou dans les établissements scolaires, autrement dit, la maternelle et l'école primaire publique, où ils seront scolarisés. Dès leur plus jeune âge, Chrysentem et Nemo apprirent à compter l'un sur l'autre. A ne faire qu'un dans de nombreuses occasions. Cherchez une petite tête brune, un air d'ange, et vous aurez sa sœur dans les environs. Ils apprirent également très tôt à partager … Entre eux, ce qu'ils prenaient aux autres enfants. Tous deux liés, il n'y avait pas meilleur duo dans les environs. Sans parler, ils arrivaient à se comprendre, à savoir ce qu'ils voulaient, et à le faire. Malgré leur jeune âge, ils commençaient déjà à se faire une réputation. Pas des meilleures, mais une réputation quand même. Vous vous rappelez, quand vous étiez gosse, dans la cour de récré, il y avait toujours ces enfants plus célèbres, plus populaires que les autres ? Ceux avec qui on voulait jouer au foot, ou à la corde à sauter, parce que tout le monde les aimait bien ? Et généralement, la raison pour laquelle on les aimait bien était qu'ils étaient battants, qu'ils étaient les loups, et que les autres étaient moutons. Manger ou se faire manger.

Chrys eut vite fait de faire son choix entre les deux catégories. Elle avait fait tomber les brutes en place, et les avait remplacé aussi vite qu'un « bonjour » dit d'une voix polie. Les orphelins terribles. Jamais enfants n'avaient été si durs à mater, si durs à apprivoiser par les gérantes de l'orphelinat. Ils avaient toujours su ce qu'ils voulaient, et faisaient tout pour l'obtenir.  D'une franchise incroyable, ils ne savaient pas se taire, Chrysentem ne savait pas se taire. Ne connaissait aucune mesure. S'il n'y avait pas eu la sauvegarde de son intégrité, elle serait sans doute passé plusieurs fois dans le journal local. «  Une petite fille coupe les cheveux d'une de ses camarades de classe d'au moins vingt centimètres. » « L’exhibition chez les enfants n'aura jamais été si forte. » « Fight club dans la cour d'école. » Des titres diverses qui auraient faits un carton. Et pourtant, ils étaient aimés. Craints, mais admirés, comme tout enfant de dix ans sachant se faire un nom et se faire respecter.  Si l'abandon dont ils avaient été victimes leur avaient valu, du moins au départ, les moqueries de leurs camarades, il n'avait servi qu'à renforcer ce pouvoir malsain qu'ils avaient sur les autres.

Manger ou être mangé. S'attaquer aux plus faibles pour survivre. Les maîtres mots de leur éducation quasi inexistante. La crainte, la douleur, il leur était arrivé de faire ressentir ça au reste de leur monde, mais tant qu'ils étaient deux, ce n'était pas réellement important.

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Chrysentem, marchant bon gré mal gré dans la cour, sans savoir réellement où elle allait, était perdue dans ses pensées. Elle s'ennuyait. Ce n'était pas les activités qui manquaient, pourtant, surtout quand on était une Quartz, mais pour le moment, elle n'aspirait qu'à un peu de calme. S'asseyant distraitement sur un banc, sans prendre garde à qui s'y trouvait aussi, elle ferma les yeux. Pour une fois qu'elle n'était pas entourée d'une dizaine de personnes, il fallait bien qu'elle en profite, Nemo étant perdu quelque part dans une salle de classe, avec un instituteur bien trop orgueilleux. Toutefois, une voix calme, posée, l'interrompit. « Tu comptes me frapper aussi ? Ou me voler mon livre ? » Légèrement sarcastique, la voix l'horripila instantanément. Se tournant vers le trouble-fête qui avait osé l'interrompre, la jeune fille fronça les sourcils, pour rétorquer du tac au tac. « Pourquoi, ça te fait envie ? » Observant l'enfant, qui avait l'air d'avoir un peu plus que son âge à elle, elle put remarquer qu'il avait de magnifiques yeux bleus, et un air insolent qu'elle n'aimait déjà absolument pas. « Non, je voulais seulement savoir à quoi m'attendre, c'est tout. Au fait, c'est mon banc.» Haussant un sourcil, peu convaincue, Chrysentem secoua la tête. Pour une fois qu'elle n'était pas là pour martyriser quiconque, voilà qu'on lui tendait des instruments de torture plus alléchants qu'un paquet de bonbons. « Tu veux vraiment jouer à ça avec moi ? T'as vraiment peur de rien hein ! » Un rire de son interlocuteur eut finit de perturber la Quartz. Cet énergumène allait réellement finir par l'intéresser, s'il ne réagissait pas comme elle l'attendait. « Oh si j'ai peur. Seulement, pas de toi. Vexée ? Au fait, je m'appelle Jasper. » Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, qu'il s'appelle Jasper ? D'ailleurs, c'était quoi ce nom ? Secouant la tête, elle finit par lui sourire, sans savoir que de ce sourire allait découler une histoire à la fois terrible et magnifique.

« On ne vivra au paradis que le jour où on sera mort. » 15 ans.

Les orphelins terribles. Connus de tous, adulés par certains, haïs par d'autres, le temps ne les avait pas assagis, loin de là. Mais ils avaient changé, ça oui. Pour Chrysentem, l'adolescence avait été synonyme de folie. Elle avait découvert le bonheur des teintures, et ses cheveux étaient passés par tout et n'importe quoi : bleu, vert, argenté, il y en avait eu pour tous les goûts. Jusqu'au jour où elle avait testé le rose. Peu convaincue, elle avait fini par garder cette couleur, la trouvant parfaitement accordée à elle-même. La première fois qu'elle avait débarqué, rose jusqu'au bout des ongles, elle avait provoqué un fou rire chez Nemo & Jasper. Son frère, son tout, son jumeau. Et son meilleur ami. Vexée, elle ne s'était tout de même pas départie de sa fierté, et était resté ainsi. Cela avait porté ses fruits, puisque ni l'un ni l'autre ne l'aurait par la suite imaginée sans, allant même jusqu'à oublier sa couleur naturelle. Mais le changement physique ne s'arrêta par là, et l'année de ses quatorze ans fut marquée par son amitié avec un tatoueur perceur. Enfin, on le suppose, car elle revint percée et tatouée de tous les côtés. Ses surnoms les plus fréquents furent dont « Barbie », « Force Rose » « Beautiful Unicorn », le dernier étant une création toute droit sortie de l'esprit de Jasper.

A cette époque là, les jumeaux avaient affirmé leur indépendance face au joug de l'orphelinat, et même s'ils dominaient toutes personne de leur âge, ou plus petits, ils s'en détachaient de plus en plus, multipliant les fugues et autres tentatives pour se libérer du lieu. Au lycée, ils étaient vus comme les plus étranges et les plus cool de leur classe, ce qui les faisaient rire souvent de manière indulgente. Ils aimaient la popularité, c'était clair, mais Chrysentem avait du mal à accorder du crédit à ceux qui leur baiseraient bien les pieds, ni même à ceux qui se révoltaient de manière pathétique contre eux, qu'ils renvoyaient presque automatiquement sur les roses. La seule personne pour qui elle entretenait un amour inconditionnel en dehors de son frère était son meilleur ami.

C'est grâce à lui qu'elle commença le body painting et la photographie. Artiste dans l'âme, il essaya longtemps de trouver ce qui la caractérisait. Il fut son modèle pendant des années, alors qu'elle s'améliorait chaque fois un peu plus, jusqu'à devenir une artiste réputée dans cette section. A 15 ans, la vie de Chrysentem, bien que saupoudrée d'alcool, de drogue et de sexe avec mâles et femelles n'aurait pas pu être aussi belle.

« C'est le jour où tout roule que la vie te rappelle son métier de salope. » 20 ans.

Chrysentem regarda son téléphone tout en sortant de son lieu de travail, par l'arrière du bâtiment, comme elle avait l'habitude de le faire. Trois heures du matin. Elle était heureuse de pouvoir dormir le lendemain matin. L'avantage de résister à Jasper lorsqu'il lui disait qu'il serait bien qu'elle reprenne ses études : au moins, elle n'aurait pas une tête d'enterrement tous les matins, ressemblant à un zombie qui n'aurait pas eu le temps de se refaire une beauté. Le sourire qu'elle afficha lorsqu'elle vit le nombre d'appels manqués de son frère s'effaça lorsqu'elle lut son unique message « Urgent. Jasper. » La Rose n'était pas vraiment du genre à s'inquiéter. Peut-être s'inquiétait-elle trop peu de tout. Son métier de strip teaseuse la satisfaisant, elle ne s'inquiétait jamais de savoir si elle risquait de se faire brutaliser. Elle ne s'inquiétait pas non plus des homophobes qui l'insultaient bien trop souvent, avant qu'elle leur fasse comprendre qui elle était. Elle ne s'inquiétait de rien. Mais là, une sueur froide lui courut dans le dos, et elle eut tôt fait d'appeler Nemo. Elle ne comprit presque rien aux phrases légèrement précipitées de son jumeau. Les seuls mots qu'elle perçut furent « hôpital ». « Coma ». Elle eut tôt fait de rentrer dans sa voiture, de mettre le contact et de se diriger à vitesse grand V vers le lieu dit.

Une fois arrivée sur place, elle fit face à la réalité, et pour la première fois de sa vie, sans doute, fondit en larmes. L'amitié était une valeur bien trop éphémère, bien trop légère pour qu'elle y accorde de l'importance. Et c'est à ce moment qu'elle le comprit. Que la seule personne qui ne pouvait lui être arrachée était la seule à mériter son attention. Parce que le jour où Nemo la quitterait, elle en mourrait. Pour Jasper, elle ne pouvait que vivre dans l'attente et la douleur, et ça, elle ne pouvait le concevoir.

Ce soir là, elle était retournée dans l'appartement des Quartz, et n'avait pas prononcé un mot. Puis le lendemain, tout avait recommencé, comme si de rien n'était.  Comme si c'était un incident sans importance. Un incident qui avait décidé de qui elle était et de qui elle serait.

« L'art est une notion abstraite, mais sa concrétisation t'appartient. » 24 ans.

Quelques années étaient passées, Chrysentem avait arrêté de rendre visite à Jasper, qui s'obstinait à ne pas se réveiller. Forte de devoir admettre que malgré ses cris, ses coups, il n'ouvrait pas les yeux, elle avait simplement abandonné. Mais elle ne l'avait pas abandonné totalement. Elle avait suivi ses conseils, et avait repris l'université. Elle en était maintenant à son avant dernière année, et son cursus n'aurait pas pu être aussi brillant, quand on regardait avec quels moyens elle avait débuté. Elle avait su trouver le bonheur dans de simples gestes, elle avait pu se faire à l'idée que sa vie n'était pas parfaite. Mais elle était heureuse, dans l'ensemble. Parce qu'il y avait Nemo, et qu'avec lui, rien ne changeait jamais.