« Cal, éteins ta cigarette. » Elle me dit, catégorique, alors qu’elle passe devant ma chambre. Je ferme une page internet ouverte sur l’écran de mon ordinateur juste après avoir observé une gamine se défenestrer. Dans un bruit mat, j’écrase l’extrémité incandescente au fond d’une des nombreuses tasses vides qui m’entourent. J’ai jamais été très doué pour faire le ménage, j’ai un souci grandissant avec ce qui est immaculé, je préfère ce qui est souillé, sale, impur. Je me sens brusquement désœuvré, comme à chaque fois que je me retrouve privé de distraction. Elle passe une seconde fois et s’arrête sur le pas de la porte. « T’as pas autre chose à faire que d’être collé à ton écran toute la journée ? » Je ne sais pas quoi lui dire. Non, maman, je n’ai rien d’autre à faire. Les autres enfants sont bêtes et on ne se comprend pas. Elle me dirait que je suis plus un enfant depuis un bail et qu’il serait temps que je m’en rende compte. Mais moi je crois qu’à dix-neuf piges on est toujours un môme, quelque part, quoi qu’on en dise. « Si ton père te vois encore là-dessus il sera fou de rage. » Je hausse les épaules et comme d’habitude je n’émets aucun son. Parfois j’ai tellement de choses à dire en même temps qu’au final celles-ci se perdent et ne reste qu’au bout du compte que le silence, qui de temps à autre, m’apparaît dix fois plus éloquent. « J’espère que t’es pas en train de regarder des trucs sordides comme l’autre fois. » J’aime assez le mot sordide, je le trouve approprié, harmonieux. En fait elle n’espère pas réellement parce qu’elle sait déjà ce qu’il en est. Elle l’accepte pas, mais elle sait. Elle sait que je m’avilis, frôle l’indécence, me dégrade parfois. Elle est présente quand j’en chiale, se demande ce qui ne va pas chez moi. Protège mes petite sœurs de mon aura offensive. J’ai déjà lu pas mal d’observations délicates à propos de l’adolescence et je suis conscient que mes problèmes sont vains et s’en iront d’eux même, que mes solutions me seront apportées avec le temps, mais mon monde s’inquiète. Mon monde s’imagine que je suis en danger. J’ai pas le courage de les rassurer. « Quand tu vas vivre la vraie vie tu vas tomber de haut, J. » Car c’est pas tout rose, la vraie vie, Cal, c’est moche, c’est ce qu’elle essaie de me dire. On essaie de toutes ses forces de faire le bien autour de soi mais on échoue, parce que les gens auront toujours quelque chose à nous reprocher. Réfléchis, mère, et si c’était ça que j’essayais de fuir à tout prix ; les reproches du plus grand nombre. Sont-ils réellement prêts à me recevoir tel que je suis, sans artifices, sans cordes à mon arc, sans confiance, seulement mon hémorragie à nue, mes saignements comme rempart contre le chagrin. J’ai déjà essayé, maman, j’ai déjà donné, et je donnerai encore, car c’est ainsi que l’existence est faite et je l’ai bien compris. Dans quelques années je serai loin et sans m’en rendre compte j’oublierai vos voix et vos visages, vos parfums au profit d’autres, plus proches, plus exacerbés. J’expérimenterai, t’en fais pas. On me prendra le cul et je briserai des cœurs sans y prendre garde. Tu n’en sauras rien, j’aurais grandit. Quand on prend de l’âge on oublie à quel point c’est important d’entretenir les relations qui ont du poids. C’est seulement quand ces relations viennent à s’éteindre définitivement qu’on s’aperçoit qu’on les a pas chéries assez fort. Je me lève de ma chaise de bureau et arpente le salon. Mes sœurs qui ont seulement deux ans de différences entre elles jouent aux poupées sur le tapis, devant la télévision. Je m’assois à côté de Sky, la plus proche. Elle me regarde et me dit. « Ma poupée s’appelle Callum, comme toi. Tu savais que ça voulait dire colombe ? C’est papa qui me l’a dit. » L’autre ricane. « Colombe. » Elle répète, puis glousse. « C’est un prénom de pédale. » « Pourquoi tu dis ça ? » Je demande. « C’est le voisin qui a dit ça à papa. Que toi t’étais une pédale et que tu devais arrêter de tourner autour de Louis sinon ça allait mal finir. » Je souris et lui caresse le haut du crâne, doucement. Ses cheveux ont encore la douceur de ceux des bébés. La seconde est jalouse et se colle contre mon épaule. « Il a aussi dit que t’étais un drogué et un bon à rien, et qu’aucune école voudrait jamais de toi. » Je m’en irais le mois suivant sous les yeux ébahis de chaque riverain de Durham, ville qui n’a jamais cru en moi et en laquelle je n’ai jamais cru non plus. J’avais raison depuis le départ, j’y avais pas ma place, mes racines prenaient pas, elles auraient jamais pris.