Il se masse la tempe. Plus que quelques mots, quelques secondes.. et la sonnerie se déclenche. C'est un déluge d'élèves qui quitte les rangs de l'amphithéâtre. Un des derniers cours de l'année, autant dire que la hâte de s'en échapper est importante. Charles, lui, prend son temps. Il ne craint pas ses examens, il sait qu'il les réussira. Il n'a juste pas spécialement quelqu'un à courir rejoindre pour la pause du midi. Ces derniers temps, il s'est décidé à briser un peu son image. À se montrer plus solitaire que populaire. À devenir le loup dans la clairière plutôt qu'une brebis parmi tant d'autres. Il passe une main dans ses cheveux, les ébouriffant un peu plus qu'ils ne le sont déjà. C'est dans le couloir qu'il la croise. Non, qu'il lui rentre dedans de plein fouet. Il entend des livres tomber par terre et machinalement, sans un regard, se baisse pour les ramasser. Il se relève, les tendant à la jeune fille qu'il vient d'importuner... Et croise son regard. Sa gorge s'assèche d'un seul coup. « ... » Oui, aucune parole ne sort de ses lèvres pourtant entrouvertes. Elle a les mêmes yeux. La même bouche. Le même visage de porcelaine. Les mêmes cheveux blonds qui s'éparpillent sur ses épaules. La même façon de se tenir debout. La même expression sur le visage. Non, détrompez-vous, Charles ne l'a jamais vue. Jamais, de toute sa vie, et il le sait. Parce que quand il écrit, le Teddy, il invente. Du moins, il y a toujours une fille qui revient. Cette fille dont il a dessiné dans sa tête le moindre trait pour se l'approprier. Cette fille qui lui appartient, qui joue un rôle dans chacun de ses écrits. Une fille qu'il a créé du bout de sa plume et qui est là, devant lui. (...) Il secoue la tête et se reprend. « Euh.. excusez-moi, je ne regardais pas où j'allais.. Dis-moi, on s'est pas déjà vus ? » demande-t-il, se mélangeant même les pinceaux entre le vouvoiement et le tutoiement, c'est dire comme il est perturbé. Il la dévisage, il sait qu'elle va sûrement prendre peur, mais c'est plus fort que lui. Alors ça y est. Il est devenu fou.

Il est resté là comme ça. Figé. Paralysé, le Callaghan ! Ses yeux fixent toujours la demoiselle devant lui qui s'est relevée aussi. Il ne peut pas détourner le regard. Il a l'impression d'halluciner, qu'il a trop bu ou qu'on l'a drogué. Voir cette demoiselle devant lui ça semble tellement... étrange pour lui. Il ne connait rien d'elle, pas même son prénom et il ne pourrait pas le deviner ; dans ses écrits, elle prend toujours un nom différent. Mais dans sa tête, c'est toujours la même. Il hallucine. « Eh ! » Elle s'est légèrement écartée et son exclamation le refait descendre sur terre. Il n'a toujours pas bougé, incertain de la démarche à suivre et croyez-moi, c'est pas souvent que Teddy se retrouve désarmé ainsi. « Qu'est-ce que vous me voulez ? » Elle s'est mise devant lui et Charles se dit vraiment qu'elle lui ressemble, à cette chimère de son imagination. La même fragilité dans le regard et pourtant, elle est là avec son air impérial. « Euh ... » Ouais, on est loin de l'air impérial, pour lui en tout cas. Il a l'air d'un adolescent. Reprends-toi Teddy... Il inspire à fond, prêt à lui débiter on-ne-sait-pas-trop-quoi, mais elle le prend de court. « Je suis sûre certaine que nous nous sommes jamais parlé auparavant pour la seule raison que... je... je viens d'arriver à Jersey. » Il ouvre la bouche en grand, sans cacher son trouble. Non, c'est impossible. Ils se sont forcément déjà vus quelque part. Même si c'était il y a longtemps. Pour lui en tout cas, il n'a pas pu l'inventer de toute pièce et que d'un seul coup, elle lui apparaisse. Ou alors, il devient vraiment dingue. « C'est vrai ? Mais vous... vous venez peut-être de Paris ? » Qui sait ? Peut-être l'a-t-il rencontré pendant son adolescence là-bas ? Pourtant quelque chose lui dit que ce n'est pas vrai. Quelque chose lui dit qu'elle a raison, et qu'ils ne se sont donc jamais vus. Il passe une main dans ses cheveux bruns pour reprendre une contenance. « Je peux vous offrir un café, ou un verre ? » demande-t-il soudain, sachant très bien qu'il doit vraiment avoir l'air perdu et incohérent à lui demander tout ça à la suite. Mais ça lui semble si fou... qu'il faut tenter, non ? Il étudie son doux visage, et esquisse un semblant de sourire chaleureux.

Elle est certaine, et lui il est paumé. Complètement perdu. Il ne peut pas l'avoir inventée, si ? Ça lui semble hors normes. Ça lui semble surnaturel, et Charles n'a jamais cru à toutes ces conneries de paranormal. Mais alors comment expliquer qu'il a peint les traits d'une personne qu'il n'a jamais vu ? Impossible. Impossible. Rien n'est impossible. Il ne sait même pas comment lui expliquer la raison de son espèce d'interrogatoire actuel. C'est vrai, que lui dire ? Elle ne comprendrait pas, n'est-ce pas ? « Euh.. Ben c'est parce que je.. Enfin.. » Bon Callaghan on se reprend là ! Il ne se reconnait plus. Ses mains sont moites et il n'arrive plus à agir normalement. Il remarque à peine les couloirs vides autour de lui ; ça l'angoisse presque un peu. Alors, il lui propose une sorte de rendez-vous, un café, un verre, un repas s'il le faut ; mais il veut continuer de la voir, rien que pour la cuisiner, ou pour s'apercevoir qu'elle ne ressemble pas du tout à cette chimère de son imagination. Mais ça aurait été trop simple. Elle semble réellement surprise. Et méfiante. Très méfiante. Encore à cause de sa foutue réputation, c'est ça ? Il serre les dents. Il secoue la tête. « Je n'ai pas cours là, et le votre est sûrement déjà entamé. » prétexte-t-il comme pour la pousser un peu plus à accepter. Puis il fronce les sourcils, voyant sa main se rapprocher de son visage. Il s'est figé, le coeur battant. « Quoi ? » Il secoue la tête, reculant d'un pas comme si les rôles s'étaient inversés. Il se passe les mains sur le visage. « Mais non ça va ! Je... j'ai juste besoin d'air frais, vous m'accompagnez dehors ? » demande-t-il alors, pensant qu'elle acceptera peut-être ainsi. Ses yeux ne la lâchent pas, détaillant son visage, ses prunelles, les fossettes de ses joues, les creux de ses lèvres, les mèches qui s'échappent de ses cheveux. Comme si elle pouvait disparaître en une seule seconde. Après-tout, quelle garantie a-t-il qu'il n'est pas en train d'halluciner tout seul là ?

« Tu sais, une phrase normale se compose d'un sujet, d'un verbe et éventuellement d'un complément. » Il rêve ou elle est en train de se foutre de sa gueule là ? Charles fronce les sourcils, mais il est bien trop secoué pour répondre quoi que ce soit. Normalement, il n'aurait pas permis qu'on lui parle comme ça mais là... Là c'est différent. Et puis, il la trouve encore plus adorable avec cet air taquin sur le visage. «Bon, d'accord. Mais euh... disons, pas longtemps, hein... J'ai des trucs à faire à … » Il l'observe avec un regard entendu, l'air de dire oui oui bon, j'ai compris, et ne peut pas se retenir de rire en la voyant regarder une montre, visiblement imaginaire. « Bon, enfin, je ne vais pas passer ma journée avec vous, quoi. » Il croise les bras, retrouvant un sourire assuré pour finalement lui rétorquer, sur le même ton qu'elle précédemment : « Je vous achèterai une montre, si vous voulez, ça fera plus crédible. Et de toute façon, vous ne me supporterez pas une journée entière. » annonce-t-il, sûr de lui, avec un sourire taquin. Ils sortent alors dehors, et Charles la guide jusqu'à un banc où il s'assoit, l'invitant à faire de même. Il l'observe tandis qu'elle range ses affaires, en profitant pour la détailler librement sans qu'elle ne s'en aperçoive, enfin ce qu'il espère. À chaque détail qu'il voit, elle ressemble un peu plus encore à... « Ça va mieux ? Peut-être que vous tombez malade, dans ce cas, vous feriez mieux d'aller vous reposer dans votre dortoir. Vous êtes au dortoir combien ? » Elle a un sourire usuel sur le visage. Il est mignon, son sourire, mais Charles devine qu'il n'est pas si réel qu'il en a l'air. Encore moins si elle le sert à tout le monde. « Si c'est une technique pour se débarrasser de moi, ça ne fonctionne pas. » fait-il en riant, quoiqu'un peu refroidi de voir avec quelle énergie elle cherche à lui échapper. « Bon et arrêtons de se vouvoyer, j'ai l'impression d'avoir vingt ans de plus que toi. Et pour satisfaire ta curiosité, madame l'agent, je suis au dortoir numéro deux. » Il détourne son regard, s'appuyant contre le dossier pour observer le paysage du petit parc autour du campus. Puis, ses yeux reviennent, comme attirés, sur son visage. « Et je ne suis pas malade. Ne me prends pas pour un taré, on dirait que tu me regardes comme si je sortais de l'asile. » Bon en même temps, avec son comportement, il ne peut pas trop lui en vouloir.

Il hoche la tête, comme s'il convient de ne pas lui offrir de montre. Il faillit lui sortir un truc du style « tant mieux ça me fera économiser » mais se retient, de peur de passer pour un vrai radin. Ce qu'il n'est pas. Enfin, il a une drôle de relation avec l'argent, pour être totalement franc. Puisqu'il s'en fiche complètement. Il n'en a jamais manqué et ne court pas spécialement après pourtant. « Bon, au moins, j'aurais essayé. » Il réprime une envie plus qu'enfantine de lui tirer la langue, mais ça ne ferait qu'aggraver son cas. Déjà qu'il n'imagine même pas pour quoi est-ce qu'elle le prend... Peut-être pour un fou psychopathe. Ou peut-être simplement pour Teddy Callaghan, petit fils du dirlo. « Vous... tu viens seulement de satisfaire 1% de ma curiosité tu sais, voire même que 0,5%. Enfin soit, c'est pas l'information la plus importante qui me tarde de savoir. » Il tourne la tête vers elle, presque étonnée qu'elle veuille en savoir plus. Il esquisse un sourire, sans grande joie pourtant et son ton a quitté sa légèreté quand il lui répond. « Oh, de toute façon, tu dois certainement déjà connaître la moitié de ma vie. » lâche-t-il avec désinvolture, et peut-être une certaine lassitude ? Nulle prétention. Mais il a bien vu à son étonnement précédente de lui proposer un verre qu'elle le connaissait. De nom, de visage, de réputation, de cette popularité qui lui colle à la peau, lui fabriquant la plus belle des prisons. « Dois-je te rappeler que c'est toi qui me regard depuis l'incident comme si j'étais une bête de foire ? » - « Non tu n'es pas une bête de foire ! » proteste-t-il pour se défendre, comme surpris qu'elle puisse penser ça de lui. Il la dévisage, mais elle ne le regarde plus et il cherche son regard en vain. Captivé par cette façon qu'elle a de lui résister – enfin, ce n'est pas réellement de la résistance – il la regarde toujours. « D'ailleurs, tu m'as toujours pas dit ce qui clochait avec ma tête pour que tu n'arrives pas à formuler distinctement ce que tu veux. » Elle a raison. À lui de détourner le regard vers les arbres grisâtres. Que peut-il bien lui répondre ? Il se voit mal lui expliquer toute la raison de ses perturbations à son égard. « Si je te le disais, tu me prendrais cette fois réellement pour un fou. » Il l'est peut-être. « Je ne sais même pas comment tu t'appelles... » lui intime-t-il d'une voix plus basse, comme s'il s'agissait là d'un secret, alors qu'il a déjà l'impression de la connaître par coeur sans l'avoir jamais vue.

« J'ai d'autres choses à faire que de me renseigner sur ta vie, tu sais ? Tu t'appelles Charles Callaghan, tu es chez les Zeus et t'es un peu considéré comme le leader de cette confrérie. » Il baisse les yeux, esquissant un sourire un peu mesquin. Pris à son propre piège depuis un moment déjà refermé sur lui-même. Il n'aura qu'à s'en prendre à lui tout seul. Il soupire doucement. « On ne se considère pas soi-même comme un leader. Ce sont les autres qui doivent le faire, sinon, on n'est leader de rien du tout. » répond-il en haussant les épaules. Après-tout, il s'en fiche un peu de tout ça. Si elle cherche vraiment à déballer tout ce qui se dit sur lui dans les couloirs, elle a dû en entendre des vertes et surtout des pas mûres. « C'est drôle, on dit même sur toi que tu es le petit fils du directeur. C'est complètement fou !  Qu'est-ce que les gens ne vont pas inventer, des fois... » Il se met à rire franchement, parce qu'il croit qu'elle.. plaisante. Puis son rire s'estompe en se rendant compte qu'en fait, elle est très sérieuse. Et qu'elle ne plaisante pas du tout. Il lui offre un sourire ravageur. « Oui, quelle rumeur hein. Mon grand-père adore être au centre des mots qui courent dans le campus, je crois que c'est pour ça qu'il m'aime autant d'ailleurs. » fait-il, ironique. Il lève les yeux au ciel, fixant un instant l'étendue pâle comme s'il voulait la crever. Puis il reporte son attention sur la jolie compagnie. « Ludmilla. Je m'appelle Ludmilla, si c'était seulement ça qui te bloquait, tu peux me dire maintenant. » Ludmilla. Curieusement, c'est un prénom qui lui va à ravir et il ne saurait même pas expliquer pourquoi. Il reporte lui aussi son attention sur le monde extérieur qui continue d'évoluer alors que son esprit s'est figé. Figé sur elle. « Je ne me présente pas alors... Et non, je ne te dirais pas. Sauf si ... sauf si tu acceptes de venir prendre un verre avec moi. » Il tourne vers elle son visage, interrogateur, un fin sourire sur les lèvres.

Non, il ne se moque pas intérieurement. Oui ça le fait sourire, mais plutôt parce qu'elle est mignonne, là, à se rendre compte qu'elle a fait une gaffe. Charles ne lui en veut pas. Qu'il soit vraiment ou pas le petit-fils du directeur ne change rien pour lui, ça ne change pas qui il  est, si ? Puis alors, elle semble devenir outrée de le voir faire du chantage. Ou alors, peut-être joue-t-elle la comédie, Teddy ne la connait pas depuis assez longtemps pour vraiment savoir. « Le chantage, c'est mal. » Il hoche la tête avec un sourire adorable – ou insupportable, selon les visions – comme pour lui dire oui oui je le sais mais j'le fais quand même ! Un vrai gosse, ce Callaghan, vous savez... « Donne moi au moins, deux bonnes raisons d'y aller. » Deux raisons ? oulala, Charles peinerait déjà à en trouver une seule... Ben oui, il est un quasi-inconnu, il est plus âgé qu'elle – enfin, c'est ce qu'il s'imagine en la voyant en tout cas –, il se comporte comme un fou à lier, et il veut l'approcher parce qu'il croit qu'on lui a cambriolé son cerveau. C'est quoi, là-dedans, les bonnes raisons ? Il tourne son regard verdâtre vers elle, essayant de croiser le sien. Il garde cette impression d'assurance. « Eh bien... Déjà, la première bonne raison, c'est de faire une nouvelle rencontre. » Après-tout, c'est vrai non ? Ils ne se connaissent pas, et Charles brûle d'en apprendre plus sur elle quand bien même a-t-il déjà l'impression de la connaître. Il se penche un peu vers elle. « La deuxième, c'est que tu sauras pourquoi est-ce que j'ai l'air d'un idiot devant toi. » Hum... il ne sait pas vraiment si ça peut être considéré comme une bonne raison ça, mais il tente. Sait-on jamais !