« Salam aleik... um. Qu'est-ce que tu fais papa ? » Joshua, Sayef, Gabriel, Elyes et leur mère étaient assis sur de larges banquettes aux couleurs chaudes et vives, observant l'homme de la maison qui se préparait au départ. Isaac venait à peine de se réveiller. Un coup d'oeil à l'horloge lui apprit qu'il était déjà midi. « Je repars en mission spéciale, bonhomme. » Mission spéciale. Pour ne pas dire à un enfant de quatre ans qu'il partait tuer des gens. Il regarda de nouveau l'horloge, les maudissant tous intérieurement de ne pas l'avoir réveillé. Combien de temps lui restait-il pour dire au revoir à son père ? Un coup de klaxon et des rires bruyants devant leur demeure lui donnèrent la réponse. Délaissant son masque d'indifférence qu'à quatre ans à peine il maîtrisait déjà parfaitement, il courut se blottir dans les bras de son père en pleurant. Deux mois plus tard, un officier frappait à leur porte. Cette simple vision suffisait à leur compréhension. Donner sa vie pour son pays devint dès lors une sorte d'obsession chez les Sqirell. Joshua, l'aîné ayant déjà dix-sept ans à la mort de leur père, s'engagea dans l'armée l'année suivante. Année même où l'ancienne madame Sqirell devint la femme d'un riche anglais à peine débarqué au Maroc. Mariage qui arrangeait à peu près tout le monde puisque, premièrement, ils ne manqueraient plus jamais de rien. Deuxièmement, leur mère n'avait plus besoin de travailler. Et, finalement, leur beau père qui était réellement amoureux de leur mère. Étrange arrangement. Arrangement vital. Arrangement d'amour. Véritablement incompréhensible, d'ailleurs Isaac ne tenta jamais de comprendre. Jusqu'à ce qu'un nouvel officier frappe à leur porte. Au tour de Joshua de disparaître... Comme si donner sa vie au service de son pays n'était que plus important alors, Sayef s'engagea à son tour.


« L'est même pas belle d'abord. » croisant les bras sur son torse, le petit garçon de cinq ans tourna ostensiblement le dos au bébé dans les bras de SA mère. La sienne, pas celle de cette espèce de truc rose tout baveux et d'un poids disproportionné par rapport à sa taille de microbe. Définition de sa demi-soeur en effet. En tout cas, du bébé sortit du ventre de SA mère après y avoir séjourné neuf longs mois. Comment voulez-vous expliquer cela à un gamin de cet âge là ? Comment lui faire comprendre qu'il doit partager et que sa petite maman ne peut plus s'occuper exclusivement de lui ? Tout comme il n'avait pas compris pourquoi son père et son grand frère ne reviendraient pas, pourquoi Sayef avait quitté la maison habillé comme leur père et Joshua avant qu'ils ne reviennent plus... Les concepts de la mort, de la naissance, tout comme de l'amour, lui échappaient totalement. Il était jaloux et en voulait au monde entier. C'est là qu'il commença à se battre avec les autres enfants. Surtout à l'école, ce qui valut de nombreuses convocations que sa mère ignora toujours. D'ailleurs, elles ne s'en faisait plus pour les trois enfants qu'il lui restait. Ni ne s’inquiétait pour le quatrième qui était loin de la maison, peut-être blessé, capturé. Peut-être à l'agonie... Les nouvelles arrivèrent vite. Mauvaises. Gabriel et Elyes avaient respectivement quinze et treize ans, Isaac sept ans et leur demi-soeur deux ans. Sayef était à l’hôpital, entre la vie et la mort. La mort semblait plus probable, comme à chaque fois. Cette famille n’avait pas de chance. Elle n'en avait jamais eue... Deux mois après son retour, blessé par balle et déjà à l'agonie, Sayef mourut. Au matin, alors qu'ils allaient, comme tous les jours avant d'aller à l'école, le voir, les trois Sqirell restants  le découvrirent. Pâle comme la mort, froid comme du marbre. Mort. Cas' ne sut jamais combien de temps il pleura, combien de litres de larmes sortirent de son corps tremblant alors qu'il se blottissait dans les bras de ses frères. Après cela, il quitta l’hôpital sans un mot et alla en cours. Comme tous les jours précédents. Les jours suivants. Jamais il ne rata un seul jour d'école. Et, à partir de ce jour, il ne dit plus un mot. Ni en cours, ni chez lui. Ni à ses frères, ni à sa demi-soeur qui commençait à peine à parler et était étrangement attachée à lui, et encore moins à sa mère. Son beau-père ? Il ne lui avait jamais adressé la parole...


« Hey petite ! Tu veux pas que j'te montres un truc ? Si tu viens dans la ruelle avec moi, j'te jure tu regretteras pas.   » Isaac empoigna le bras de sa demi-soeur, serra fort. Trop fort. Il était déjà en colère. Parce que Gabriel était parti et qu'ils n'avaient pas de nouvelles. Parce qu'Elyes partait demain. Son regard était froid et il le planta dans celui du garçon qui avait parlé. « Répètes ça. » Ton dur et regard noir. Il n'était pas en colère, il était furieux. Si seulement les regards pouvaient tuer... « C'est ton mec ? » Il grinça des dents. Elle avait huit ans ! Il déserra son emprise sur le bras de la petite fille, comprenant qu'il lui faisait mal bien qu’elle n'ait pas émit la moindre plainte. « C'est son frère, abruti. Et il t'a demandé quelque chose. » Son frère... C'était la première fois qu'il le disait. Il le pensait pour la première fois. C'était sa soeur, bien qu'ils n'aient pas le même père. Bien qu’elle ait tout et lui rien. Sa soeur. « Je.. J'rigolais c'est bon ! » Ouais, c'est ça. Très drôle. Isaac avait envie de le tuer. Il le fusilla du regard. « Et je suis mort de rire. T'aurais fait quoi si j'avais pas été là ? Tu t'en serais pris à une gamine de huit ans ? T'aurais fais quoi à ma soeur espèce de porc !? » C'en était trop, le garçon - dont il ne sut jamais le nom - se rua sur lui. Il esquiva, revint à la charge, le fit tomber et lui asséna des coups de pieds dans le ventre. Recroquevillé sur lui-même, le garçon se mit à pleurer. Isaac redoubla se coups de force. Derrière lui, Emma pleurait aussi. Il n'entendait plus rien, il voyait rouge. Rouge sang. Quand il cessa enfin de frapper, il remarqua que le garçon ne bougeait plus. Ne respirait plus. Mort. Passant une main sur son visage, il la découvrit tachée de sang. Ses vêtements étaient ensanglantés. Le corps était méconnaissable. C'est la douce voix d'Emma qui le sortit de ses pensées, elle appelait son prénom. Elle lui prit la main et se mit à courir. Sans réfléchir, il la suivit. Fuyant une scène de crime. Son crime. Il avait treize ans, et il avait tué quelqu'un.  


« Qu'est-ce que tu fais ? Non. Non, ne me le dis surtout pas. Arrêtes. BORDEL TU M'ENTENDS ? LA TOUCHE PAS ! » Trois ans qu'il avait tué ce garçon, trois ans qu'Emma et lui gardaient le secret. Trois ans qu'Elyes était parti. Deux ans que Gabriel était mort... Et Elyes était porté disparu. Présumé prisonnier. De nouveau, Isaac voyait rouge. Rouge sang. Mais son adversaire était bien plus fort que lui. Bien plus grand, imposant. Vieux. Il ne l'avait jamais aimé. Son beau-père. « Isaac, écoutes-moi, c'est pas ce que tu crois, je... » Il se tut, le jeune homme avait fait plusieurs pas dans la pièce et s'approchait du lit. Le lit d'Emma. De sa soeur. Demi-soeur, mais peu importait. Parce que son père abusait d'elle. Depuis quand ? Il serra les dents, depuis quand était-il aveugle au point de ne pas remarquer cela...  « Ah bon ? Et qu'est-ce que je crois d'après toi ? J'ai pas l'impression que t'es venu la border. Recule. Touche pas à ma soeur espèce de salopard. » Il s'exécuta. Étrangement, il semblait presque craindre l'adolescent. Celui-ci se désintéressa instantanément de lui, se précipitant vers Emma. Elle pleurait et pleurait encore. Pleura longtemps dans les bras de son demi-frère. Son grand frère...

« Viens avec moi. » Il était plus que sérieux. Son regard clair fixé sur la jeune fille, il se remit à siroter son soda, calé dans son siège à la terrasse d'un café. « Et on ira où, Einstein ? » Isaac haussa les épaules et, posant son verre sur la table, se pencha vers Emma. « N'importe où. Où tu voudras. En France, tiens. On parle français, je suis français, et... personne n'ira nous chercher là-bas. » Un vague sourire passa sur les lèvres de la jeune fille, qui disparut bien vite lorsqu'elle objecta: « Tu parles français, je commence à peine. » Le sourire de celui qui s'attendait à cela étira les lèvres du jeune homme. « Et qui parleras à ton avis, Einstein ? La petite fille de onze ans ou le garçon de presque dix-sept ? » Il se remit à siroter sa boisson sans la quitter des yeux. « T'es pas majeur, et la France on y va en avion. » Il leva les yeux au ciel, elle le prenait pour qui ? « Ça ils sont pas censés le savoir. » Elle semblait enfin satisfaite, sourit. Puis sembla avoir réfléchi et secoua la tête. « Tu mentirais sur ton age et prendrait des risques pour emmener ta soeur. Non, ta demi-soeur en France histoire de la protéger de son père ? » Quelle question ! Il planta son regard clair dans le sien, se penchant de nouveau vers elle. Il avait envie de lui dire qu'il aurait fait n'importe quoi pour la protéger. Pourtant, son regard se voila et il sembla le plus malheureux de hommes. « J'ai fais pire. »


Paris. Ses lumières, ses monuments, ses français... Isaac se sentait enfin chez lui. Il adorait le Maroc, mais il avait bien trop souffert là-bas. Perdu son père, son frère, son autre frère, sont troisième frère, et il n'avait aucunes nouvelles du quatrième. Tué quelqu'un. Et vu sa soeur souffrir. Mais tout cela était fini. Terminé pour de bon. Il était à Paris. Avec Emma... Chez la soeur de son père qui, elle, n'était pas au courant de toutes ces morts. Elle ne savait même pas que son frère avait été dans l'armée. Les premiers jours furent difficiles, s'adapter, raconter son histoire - tout en omettant volontairement de dire qu'on était un assassin -, confier ses peines et, surtout, surmonter les nombreuses morts de Sqirell. Deux ans après leur arrivée, Isaac et Emma se séparèrent. Isaac décida d'aller à l'université et quitta la France.