Quand j'étais p'tit, j'voulais remonter le temps, constamment. Pour ne garder que les bons moments, pour pouvoir les revivre à l'infini. Mais on m'disait que c'était pas possible. On m'disait « si c'est ça ton rêve petit, devient horlogier ». J'suis devenu horlogier. Ça n'a rien changé. J'pouvais pas rattraper le temps perdu. Et encore moins rattraper celui qui n'avait pas été perdu.

onze septembre 2001 † absolem a quinze ans
« Non j'peux pas venir chez toi Jen', mes parents et mon frère m'attendent au World Trace Center. » - « Qu'est-ce que tu vas foutre là-bas ? » - « Mon père y bosse. Et j'dois les rejoindre pour qu'ils m'emmènent au restau pour mon anniv' ! » - « Ah ok. Bon, tant pis. J'te retiens en plus là, c'est ça ? » La jeune adolescente lui sourit. Elle est rousse comme le feu, elle a des yeux verts comme des émeraudes, un sourire aussi rayonnant que la lune, et elle va lui sauver la vie.
Le jeune jette un coup d'oeil à sa montre. « Ouais, j'suis déjà en retard ! » Elle se met à rire. « En retard, toujours en retard Absolem ! Comme ton pote le lapin blanc, hein ! » Il lui lance un sourire et file, attrapant le premier bus pouvant le mener aux tours jumelles. Il a dix minutes de retard. Dix minutes qui permettront à Absolem, quinze ans, de rester en vie aujourd'hui.

Il est dans les embouteillages. Il voit les tours se profiler. Plus que quelques mètres. Quelques minutes. Il soupire. « Désolé p'tit, j'peux pas aller plus vite. » Il lui dit que ça n'est pas grave, après-tout, ce n'est pas de sa faute, à ce chauffeur de taxi. Il va arriver un peu en retard, mais le jour de son anniversaire, ses parents ne diront rien, n'est-ce pas ? Ils doivent sûrement s'occuper de Levis à ce moment là. Jamais Absolem n'aurait cru qu'il aurait la fibre paternel et affectueuse comme il l'est avec son frère, âgé seulement de six ans. « Bon vous savez quoi ? Laissez-moi là, j'vais continuer à pieds. Tenez, gardez la monnaie ! » Et il s'échappe du taxi. Il ne s'écoule pas plus d'une courte minute avant qu'il n'entende un sifflement particulièrement désagréable dans les airs. Il lève ses yeux bleus vers le ciel mais le soleil l'aveugle. Il ne fait que deviner les silhouettes du premier avion. Puis du deuxième. Quand le vacarme retentit, il est là, debout sur l'avenue à courir vers les deux tours en train de s'effondrer, emportant avec elles toute sa famille. Et son enfance.

septembre 2003 † absolem a dix-sept ans.
« Absolem, tu veux bien emmener les filles au parc cet après-midi ? » Comment dire non, au juste ? Ce n'est pas lui qui va refuser d'accompagner ses petites "soeurs" s'amuser dehors, surtout par une si belle journée. Deux ans. Deux ans qu'il est ici, dans cette charmante villa espagnole, entourée de presque-parents qui l'aiment comme n'importe lequel de leur quatre enfants, sous le soleil chaud du sud. Il part donc avec ses soeurs. Il est bien. Il est heureux. Oui ses parents lui manquent mais il a trouvé une famille de substitution, disons. Qui le rendent heureux. Famille nombreuse, lui qui n'avait été que fils unique. Et il a su s'adapter et se plaire ici parmi eux, sans n'avoir aucun problème du fait qu'il n'était pas vraiment leur frère.
Dans le parc, il se pose sur un banc et envoie les filles jouer. Il en observe une en particulier. Elle a treize ans mais est déjà belle comme un coeur. En fait, si elle n'était pas être comme une soeur pour lui, si elle n'était pas si jeune, s'il avait eu le droit ; il aurait pu s'en dire amoureux. Peut-être l'était-il vraiment. Il aimait ses longs cheveux bruns, ses beaux yeux clairs, son rire cristallin. Et c'était facile de l'approcher. « Arya ! Viens me voir ma belle, ta tresse est en train de se défaire. » Et elle venait vers lui, avec ce sourire qu'il se plaisait parfois à croire qu'il lui était réellement destiné. Mais elle avait quatre ans de moins, il était hors de question de penser à une quelconque amourette et Absolem, raisonnable, le savait bien.
À ses dix-huit ans, il quitta le domicile d'accueil, même s'il aurait voulu y vivre encore et encore. Mais c'était le contrat. Il n'était pas leur enfant, après-tout. Il y eut beaucoup de larmes. Trop, peut-être. Même son "père" pleura, sa "mère" encore plus, et ses "soeurs" également. Il n'y eut que le plus âgé des frères qui resta souriant, lui disant qu'il ferait toujours parti de la famille.
Et boum. Tomber dans la vie réelle. Dans la vie d'adulte. C'est là que la peur commença à le tenailler, lorsqu'il devait faire face à mille et unes choses auxquelles il n'avait pas été préparé. Il a choisi Jersey, par hasard ou pour une raison du moins inconnue. Mais ça lui a toujours convenu. « Vous avez le syndrome de Peter-Pan. »

« Le syndrome de Peter Pan (parfois nommé complexe de Peter Pan) est une expression utilisée pour désigner l'angoisse liée à l'idée de devenir adulte et le désir associé de rester enfant et plus généralement pour caractériser un adulte immature, en référence au personnage éponyme du garçon qui ne voulait pas grandir. »

février 2008 † absolem a vingt-deux ans.
Il a suivi un cursus de psychologie, mais c'est arrivé au bout de ses études qu'il se rendit compte qu'il n'était décidément pas fait pour être psychologue. Comment soigner les maux de l'esprit des autres quand il peinait déjà à démêler les siens ? Impossible.
Il repensa alors à ce rêve fou qu'il avait en étant petit, sa manie d'avoir toujours su s'extasier devant montres et horloges, de trouver une fascination mystérieuse à ces aiguilles tournant en rond inlassablement.
Alors, il devint horloger, et près d'un an et demi plus tard, il ouvrait sa petite boutique dans le centre ville de l'île. C'est le jour de l'ouverture d'ailleurs qu'il la rencontra.

décembre 2010 † absolem a vingt-trois ans.
« Excusez-moi, vous êtes ouvert, ça y est ? » Il leva les yeux. « Je m'appelle Alice. » Le comble, non ? Alice et Absolem. Elle était magnifique. Si belle qu'il n'en trouva aucun mot directement. Il en tomba amoureux dans l'instant.

Trois mois plus tard, ils étaient mariés. Précipité ? Oui, un peu, c'est certain. Mais ils s'aimaient. Absolem l'aimait plus que tout. Ça a duré deux ans et il considère pourtant ce mariage comme la pire erreur de sa vie. Très rapidement, l'amour céda la place gracieusement à la jalousie, la tromperie, et quand il découvrit à quel point il avait été naïf, il choisit de divorcer. À croire qu'il était fait pour se faire avoir.