Comme d’habitude, les bancs de l’amphi étaient plutôt déserts alors que le professeur de droit faisait son entrée en matière. Ce cours magistral était des plus ennuyeux et la plupart préféraient rester au lit que de piquer du nez sur leur classeur, ce qui, en soi, n’était pas totalement idiot. Aleksei trouvait le temps long, mais il avait besoin d’obtenir d’excellentes notes à ses partiels afin de rattraper le semestre précédent, ponctué d’absences dues à ce fichu procès et à ses conséquences désastreuses sur sa vie. Après deux bonnes heures de profonde somnolence, la liberté lui tendait enfin les bras, il allait pouvoir quitter cette amphi et aller fumer sa clope tranquillement, il en avait fini pour la matinée, et c’était tant mieux, son cerveau allait exploser suite au bourrage de crâne intensif qu’il venait de subir. La dizaine d’élèves présents quittait la salle avec empressement, les uns marchant sur les talons des autres, leurs sacs s’accrochant les uns aux autres, on aurait dit des bêtes de foire prêtes à tout pour échapper à une minute supplémentaire de torture. Pris dans la masse, Aleksei s’extirpa du groupe tant bien que mal et alors qu’il remettait en place ses vêtements et sa sacoche, son épaule vint taper dans celle d’une autre élève, marchant au ralenti dans un couloir plein d’étudiants pressés. Quelle idée…

Aleksei jeta un regard à celle qui venait d’interrompre sa quête de nicotine, et s’arrêta en plein élan. Il n’en croyait pas ses yeux, après toutes ces années, toutes ces nuits à se poser des questions, à s’imaginer la vie qu’elle pouvait avoir, à chercher des réponses à son silence, elle était finalement devant lui. Bien sûr il savait que Tamara était revenue à Jersey mais voyant qu’elle ne reprenait pas contact, il avait pensé qu’elle n’avait été sûrement que de passage, ou que tout simplement elle n’avait pas envie de le voir, qu’elle avait tiré un trait sur son ancienne vie, encore une fois, elle avait entraîné une multitude de questions restées sans réponse dans la tête de son frère et maintenant qu’elle se tenait devant lui, il restait sans voix. A peine reprenait-il ses esprits qu’elle rebroussait chemin, prétextant de ne pas l’avoir vu ou même reconnu bien qu’elle ait présenté cette même expression de surprise, de panique que lui, et il n’avait pas rêvé, elle avait prononcé son prénom avant de prendre la fuite, une habitude que toutes ces années loin de lui ne lui avaient pas fait perdre à priori.

« Tamara, attends !!!! » criait-il en la poursuivant dans le couloir… « Mais attends-moi putain !  TAM !!!! ». Rien n’y faisait, elle faisait semblant de ne pas l’entendre l’appeler. D’entendre l’écho de sa voix résonner le ramenait à son enfance, à ce jour où elle est partie sans un mot, à ces heures passées à la fenêtre à attendre qu’elle revienne, à espérer qu’elle rebrousserait chemin pour l’emmener avec elle. Il courrait à présent et alors qu’il arrivait à sa hauteur, il posa sa main sur son épaule puis se plaça tel un mur face à elle, elle ne pouvait plus lui échapper. Il la dévisageait à présent, chacune de ses mains sur les épaules de sa sœur, observait chacun de ses traits, comme pour vérifier qu’il ne rêvait pas. « Oh Tam, je suis si content de te voir, tu m’as tellement manquée ! » puis l’attira contre lui et la serra fort dans ses bras. Elle était ce pilier qui lui manquait, et bien qu’il ait des tas de choses à lui dire, malgré toute la colère qu’il pouvait ressentir, cette incompréhension, ce sentiment d’abandon qu’il ressentait depuis petit et qui a ressurgi lorsqu’elle n’a pas daigné pointer le bout de son nez au procès, il était heureux de la voir, de la tenir dans ses bras, d’enfin être réunis avec son Tambourin.

Alors qu’il fermait les yeux, le visage plongé dans la chevelure brune de sa sœur, elle fit un pas en arrière pour le regarder. C’est vrai qu’il avait bien grandi son petit Aleks, il était devenu un homme et elle en avait manquées des étapes importantes. Il se tenait devant elle, droit comme un i, les mains de son Tambourin sur ses bras, ne sachant pas à quoi s’attendre. Si une part de lui se disait que les liens du sang restaient toujours plus forts que tout, il n’en oubliait pas pour autant ses années d’absence, les choix qu’elle avait faits, son envie de se tenir à l’écart de lui délibérément malgré son retour… Il n’était plus sûr de rien face à elle, parce qu’il n’était plus certain de la connaitre encore. Celle de qui il pensait tout savoir s’était enfuie et depuis ce jour, tout avait changé. Finalement, elle se dit heureuse de le voir, mais Aleksei était complètement partagé entre l’envie de la prendre dans ses bras, de la faire tournoyer au-dessus de sa tête et de danser le Gangnam Style en string au milieu du hall, une autre était en colère, même folle de rage de l’entendre mentionner « toutes ces années » comme si son départ avait été justifié, comme s’il s’était quittés en bon terme avec une scène d’adieux larmoyants. Il n’en était rien, elle était partie comme une voleuse et « toutes ces années », elle lui avait volées. Il aurait pu être heureux avec sa sœur à ses côtés, au lieu de ça, il a déconné, et elle ne comprend rien à la souffrance qu’elle lui a infligée. Elle avait beau être là, en chair et en os en face de lui, le blond avait du mal à réaliser ce qui venait de se produire, et surtout à imaginer l’avenir qu’il allait en découdre. Une multitude de questions prenaient possession de son esprit, il avait besoin de tellement de réponses, et pourtant, il était effrayé de les entendre. Et si ce qu’elle allait lui dire le détruisait encore plus, le blessait… Si finalement la personne qu’il avait en face de lui n’avait plus rien à voir avec celle dont il cultivait le souvenir ? Machinalement, il la suivit quand elle proposa d’aller discuter ailleurs, le cœur serré et l’estomac noué, il sentait ses doigts trembler et ses yeux le piquer. Si seulement il avait gardé un… Sa main s’enfonça dans sa poche et y trouva le Saint Graal. Sortis de l’université, il alluma son joint et sentit son corps tout entier se détendre peu à peu. Tamara se tenait toujours à ses côtés, arquant un sourcil. « Le petit café en bas de la rue, ça te va ? » prononça-t-il avant qu’elle ne lui fasse une quelconque réflexion et sentant son regard accusateur posé sur lui comme une gifle.

Aleksei avait du mal à parler, à vrai dire, il avançait en silence, tête baissée, il se retrouvait gamin, comme si quelqu’un avait appuyé sur le bouton « pause » et qu’il reprenait sa vie quelques années plus tôt, là où ils avaient tout arrêté. L’espace de ses quelques mètres qui les séparaient encore du coffee shop, il avait dix-sept ans à nouveau, il se rappelait de son rire, de leurs batailles de coussins, de leurs plans machiavéliques qu’ils ne menaient jamais à exécution… Elle lui avait manquée, oui, c’était peu de le dire. Sans vraiment s’en rendre compte, il lui prit la main, il avait besoin de sentir qu’il ne rêvait pas, qu’ils étaient bien là tous les deux, qu’il y avait encore un espoir pour que cette jeune femme soit restée son Tambourin, un espoir qu’ils aient un avenir, que plus jamais elle ne lui lâche la main et l’abandonne. Finalement, ils s’installèrent dans un petit coin à l’intérieur, Aleks commanda un bière et en attendant qu’on leur apporte leurs ravitaillement, planta ses yeux dans ceux de sa sœur et entra dans le vif du sujet. « Pourquoi Tamara ? Pourquoi ? » Sa question faisait référence à tellement de questions, son départ, son silence, son retour, son absence au procès… Tellement d’interrogations qu’il lui était difficile de formuler, les yeux brillants, il attendait beaucoup de ces retrouvailles…