DEBBIE ✢ J'ai eu de la chance. Enfin, je crois. Je m'estime heureuse en tout cas d'être tombée dans une famille comme la mienne. Ça n'a pas toujours été une enfance facile, parce que j'étais différente. Mes parents, Paul et Livia Austen, s'étaient rencontrés à dix-sept ans à un festival de rock. À l'époque ils ne portaient rien qui ne soit pas noir, de cuir, ou couvert de clous métalliques. Les cheveux de Maman étaient d'un rose pétant, et Papa portait un piercing au sourcil qu'il s'est fait enlever depuis, pour faire plus sérieux. Aujourd'hui ils ne se rebellent plus de par leur apparence, mais ne jurent que par le rock et l'esprit qui va avec. Ils eurent leur premier enfant à vingt ans, sur un coup de tête. C'était un garçon, Archie, l'aîné d'une fratrie qui compterait ensuite 7 enfants. Archie, 28 ans à ce jour, est le portrait craché de mes parents : grand, blond aux yeux bleus, avec une passion innée pour le rock et une forte personnalité. Ensuite vint Tom, 26 ans, Liz, 24 ans, Robb, 22 ans, Meryl, 20 ans, et enfin Ted et moi, faux jumeaux. Tous, de Archie à Ted, étaient le portrait crachés de mes parents et avaient hérités des mêmes goûts pour les guitares électriques et les vestes en cuir. Tous, sauf moi, vous l'aurez compris. Là où toute ma famille était blonde et grande, j'étais irrévocablement brune et petite. Là où ils aimaient crier et rire très fort, j'étais douce et réservée. La musique rock était un supplice à mes oreilles et je détestais le cuir, les clous, les tatouages et tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la teinture à cheveux. Très jeune, j'ai préféré la musique classique et les chansons country. Mais ce qui m'attirait le plus, c'était les livres. Mon père le remarqua et m'appris à lire. Enfin ça, c'est ce qu'il dit. Maman dit que je me suis apprise à lire toute seule alors que j'avais encore du mal à marcher. Elle dit qu'à à peine deux ans je parlais déjà comme une grande personne.

Bref, j'étais le contraire de ce qu'on attendait de moi. Mes parents m'avaient même donné un nom de garçon, John, car ils trouvaient ça cool. Heureusement, ils ne m'ont jamais appelé autrement que par mon deuxième prénom, Debbie, donné en l'honneur de la chanteuse du groupe Blondie, Debbie Harry. Debbie, ça me plaisait déjà plus que John. J'étais la petite dernière et celle qui ne rentrait pas dans le moule, mais ma famille m'a toujours acceptée comme je suis. Donc, comme je le disais plus tôt, je m'estime heureuse.

Mes parents n'ont jamais été sévères. En fait, ça vous paraîtra peut-être bizarre mais ils nous encourageaient à sortir le soir, même en semaine si on voulait. Ils ne disaient rien si on revenait en puant la cigarette ou si on avait l'air d'avoir trop bu. Ils étaient presque attendris, ça leur rappelait leur jeunesse. Je suis née dans une famille de fous, vous l'avez peut-être déjà compris. En tout cas, je n'ai jamais vraiment voulu sortir. Déjà, parce que mes quelques amis au collège n'étaient pas du genre à sortir, et puis parce que ça ne m'attirait pas. Je préférais de loin rester chez moi, lire enfoncée dans mon fauteuil du salon, ou regarder un film avec mes parents. La littérature et le cinéma me passionnaient.

A mes dix ans, mes parents avaient décidé que j'étais dépressive. Alors ma mère m'avait inscrite à un cours de danse dans lequel elle m'avait traînée de force en me disant que l'art était le remède à tout et que je pourrais m'y faire des amis. Pour la première fois, ma mère avait vu juste et je ne quittai jamais la danse. Classique d'abord, puis jazz, puis contemporaine, tout y passa. J'adorais. Je perdais toute timidité sur scène. Mais ma passion première restait la même : la littérature.

Je grandis donc ainsi au milieu de ma fratrie, dans un joli coin de Londres. Et puis vint le moment de songer à mes études, à mon métier, bref à mon avenir. Mes parents voulait que j'intègre une bonne université en Angleterre, comme mes aînés. J'étais tout à fait d'accord mais c'était sans compter sur Ted, mon frère jumeau, qui tenait absolument à intégrer une université qui se trouvait à un océan de là : Jersey. Il y tenait tellement parce qu'elle avait apparemment un excellent programme pour les musiciens. Mes parents étaient ouverts à tout, et puisque c'était pour la musique, ils autorisèrent Ted à y aller. Être séparée de mon frère jumeau, aussi différents soit-on, me parut soudain insupportable. Alors je fis mes recherches : Jersey avait un des meilleurs programmes de littérature au monde. J'envoyai ma candidature, et, tout comme Ted, je fus acceptée. C'était presque un rêve.

Et me voilà, avec mon accent anglais et une valise de bouquins, sur l'île de Jersey. Je ne sais pas vraiment à quoi m'attendre mais mon instinct me dit que j'ai fait le bon choix. C'est une nouvelle vie qui commence.