Je venais tout juste de déposer mon fils chez la nourrice lorsque j’ai reçu un message de la part d’une des filles qui partage mes cours de criminologie. Grâce à lui, j’ai appris que Mr. Harrold ne dispenserait pas sa matière aujourd’hui et c’est légèrement agacé que j’ai décidé de rentrer à la villa. J’aurais tout aussi bien pu récupérer Mathias pour passer un peu de temps avec lui, mais j’ai préféré m’octroyer quelques heures en solitaire histoire de me détendre. Qui plus est, je n’avais pas spécialement envie de passer pour un imbécile aux yeux de la jolie jeune femme qui garde mon fils. En chemin, je me suis arrêté dans un café pour prendre un petit-déjeuner digne de ce nom, si bien qu’il est presque 9 h 3o quand j’arrive à la maison. Sur place, je trouve ma sœur jumelle accoudée à la table du salon. Elle est en train de griffonner quelque chose sur un petit carnet quand elle remarque ma présence. « Salut toi ! J’étais dans le coin donc j’en ai profité pour passer récupérer les affaires que j’avais laissées ici. » Je ne dis rien, pas vraiment convaincu par le prétexte qu’elle invoque. D’ailleurs, depuis quand ressent-elle le besoin de justifier sa présence ? Au même titre que moi, elle est ici chez elle. « Je comptais te laisser un mot, mais comme t’es là c’est encore mieux » ajoute-t-elle en déposant un baiser sur ma joue. Elle s’efforce d’être naturelle, mais elle ne trompe personne. C’est évident qu’elle est mal à l’aise. D’ailleurs, elle n’est plus la même depuis qu’elle est rentrée de Paris, pour tant soit peu qu’elle y soit vraiment allée. Si je doute de ma sœur jumelle ? Ça ne m’était encore jamais arrivé, mais force est de constater que j’émets quelques doutes au sujet de son voyage en France. Au départ, j’étais vraiment heureux de la retrouver, surtout impatient qu’elle me raconte l’année qu’elle a passé là-bas –et puis, j’ai décelé quelques incohérences dans son discours, elle nous a servi des versions différentes. Il y a aussi cette mystérieuse chute dans les escaliers et les ecchymoses qu’elle s’efforce de cacher. « Moi aussi je suis content de te voir » je finis par répliquer, en souriant. « Ça va mieux ? » je demande en faisant allusion à ses bleus et déjà, elle fuit mon regard. « T’aurais peut-être dû aller voir le médecin ? Histoire qu’il te donne quelque chose pour soulager la douleur… » Je pose mes affaires dans un coin et regagne la cuisine. Même si elle ne dit rien, je sais que Jessica m’a suivi. « C’était quand même une sacrée chute ! Tu peux me redire comment ça s’est passé, déjà ? » Je me sers un verre d’eau et attends qu’elle réagisse. Je la connais suffisamment bien pour savoir qu’elle va perdre son calme. La dernière fois que je l’ai vue, nous nous sommes légèrement disputés à cause de cette mauvaise chute. Je n’ai pas cru une seule seconde à son histoire et je continue de penser qu’elle me ment pour protéger quelqu’un. Mais qui ?

Le problème avec ma sœur c’est qu’elle a toujours été aussi, si ce n’est bien plus têtue encore, que je ne le suis. Lui faire entendre raison relève donc de l’exploit, mais je ne compte pas lâcher l’affaire aussi facilement. Je n’ai jamais été du genre à m’avouer vaincu –et aux risques de déclencher une énième dispute, je n’ai pas l’intention de commencer aujourd’hui. « Ça vaut pas le coup d'aller voir un médecin, c'est juste des bleus et j'ai quasiment plus rien. Je vais bien. » Je garde volontairement le silence et réprime l’envie de lever les yeux au ciel. Si elle se figure que je vais croire à son baratin, elle se met le doigt dans l’œil. Pour moi, sa chute, pour tant soit peu que cela en est réellement été une, a été provoquée par une tierce personne – et je compte bien lui faire cracher le morceau. Qu’elle fréquente des hommes, ou des femmes en l’occurrence (puisqu’elle semble incapable de choisir) ne me pose aucun problème. Certes, je m’efforce toujours de garder un œil sur ses fréquentations, mais en théorie, elle est majeure et libre de faire ce que bon lui semble. En revanche, si l’une de ses conquêtes lui fait du mal, je me donne le droit d’intervenir ! Et ce, que ça lui plaise, ou non ! C’est en partie pour ça que je continue à l’ennuyer avec cette histoire. De gré ou de force, elle finira par me dire la vérité !  « Quoi, je vais encore avoir le droit à un interrogatoire ? Je sais que t'es étudiant en criminologie mais je suis ta sœur et pas un de te suspects potentiels. Je suis tombée dans les escaliers et c'est tout. » Je souris presque malgré moi. C’est exactement la réaction que j’attendais de sa part. Et, elle semble s’en être rendu compte, puisqu’elle s’empresse de changer de conversation. « Il est passé où mon neveu préféré ? » Cette fois, un petit rire m’échappe. C’était très habile, je me dois de lui concéder ça. « Chez la nourrice. Je l’y ai déposé avant d’apprendre que je n’avais pas cours ce matin » je lâche, de manière un peu plus abrupte que je ne l’aurais voulu. « Mais ne change pas de sujet, tu veux?! C’était très rusé, j’en conviens, mais ça ne prend pas avec moi ! D’ailleurs je suis bien content qu’on soit seuls, car tu ne sortiras pas d’ici, avant de m’avoir dit la vérité ! » Pour toute réponse, ma sœur jumelle lâche un soupir agacé. « Et n’essaye même pas de me ressortir ton baratin, parce que je te jure que je vais vraiment finir par m’énerver ! Une chute dans les escaliers ne t’aurait pas marquée à cet endroit ! » je m’exclame en posant ma main sur son menton, histoire de constater les dégâts. « Tout ce que je vois, ce sont les vestiges d'un coquard. Alors, à moins d’être extrêmement maladroite et de t’être cognée dans un coin de placard, tu t’es fait frapper ! Alors, t’es mignonne, mais arrête de me prendre pour un con ! »

Je n’ai pas si tôt posé la main sur son menton qu’elle se dégage déjà de mon étreinte. Ce geste semble même l’avoir irritée puisqu’elle commence à me toiser avec agacement et sévérité. Si Jessica pense me faire plier en me fusillant du regard, elle fait fausse route. « Tu fais chier Louis ! » Ce type de grossièretés et la manière dont elle s’adresse à moi devraient m’agacer, mais en réalité je suis plutôt satisfait de sa réaction, car cela ne fait que me conforter dans mon idée de départ –à savoir qu’elle ment comme un arracheur de dents. « J'ai dévalé les escaliers alors non je sais pas à quel moment je me suis pris un coup au niveau de l'oeil mais pourtant c'est arrivé !  Je ne me suis pas fait frapper, c'est clair ? » C’est ça, enfonce-toi dans tes mensonges, bichette… je songe en m’efforçant de garder mon calme, bien que je bouillonne intérieurement. « Alors enlève toi ça de la tête une bonne fois pour toute, parce que tu commences sérieusement à ma gaver! » Une fois n’est pas coutume, son discours m’amuse. « Et je te préviens tout de suite je te vois venir à des kilomètres avec tes leçons de moral mais t'es certainement pas le mieux placé pour parler alors garde les pour toi » conclut-elle, dans le but j’imagine, de me provoquer. Le pire, c’est que ça marche. « Pas le mieux placé pour quoi ? Te donner des leçons ? » Elle opine. « Jusqu’à preuve du contraire, je n’ai jamais prétendu être parfait. En revanche, ce que je fais de ma vie privée ne concerne que moi ! Et puis merde, tu ne vas tout de même pas me reprocher l’arrivée de Mathias toute ma vie, non ?! » Je suis conscient de lui donner exactement ce qu’elle cherchait, mais c’est plus fort que moi, il faut crever l’abcès. « T’es vraiment hypocrite, tu le sais ça ? T’es là en train de dire que tu l’adores et qu’il te manque et à côté de ça tu me le renvoie à la gueule à chaque fois que t’en as l’occasion ! Juste pour info ; moi aussi j’aurais préféré que ce petit bout soit le fruit d’un véritable amour, comme celui que je partageais avec Eli par exemple, mais la vie en a décidé autrement! J’ai déconné et j’assume ! Mais j’aime ce gamin, okay ? Et je trouve ça vraiment minable que tu te serves de lui pour me faire du mal ! » Conscient que m’énerver de cette manière n’est pas bon pour mon cœur, j’essaye de recouvrer mon calme. « Tu sais quoi ? Va te faire voir ! Si ça te fait vibrer de te faire tabasser par un abruti fini, vas-y ! Mais il ne faudra pas venir te plaindre… » Je suis dur dans mes propos, je le sais, mais c’est sa faute, elle me pousse à bout. J’ai beau l’aimer de tout mon cœur, il y a des limites à ne pas franchir.

« T'es sérieux là ? Tu crois vraiment que j'ai pris mon pied quand il m'a fait ça ? » s’insurge-t-elle en pointant ses ecchymoses du bout des doigts. Pour toute réponse, je me contente d’hausser les épaules. Pourtant, je sais très bien que j’ai exagéré. J’étais tellement énervé à l’idée qu’elle refuse d’en parler que je me suis laissé emporter et mes mots ont dépassé ma pensée. Mais je connais bien ma sœur jumelle et je sais parfaitement qu’elle n’est pas du genre à se laisser tabasser sans rien dire... Seulement, ça me met en rogne d’imaginer qu’un abruti ait pu lever la main sur elle. « T'as raison, j'ai même tendue l'autre joue alors que j'étais déjà étalée par terre comme une merde. Et le plus cool c'était quand j'ai dû rentrer et me débrouiller toute seule parce que j'avais trop honte pour appeler qui que ce soit ! A moins que ce soit les deux nuits qui ont suivies ou j'étais morte de trouille et incapable de dormir à cause de la douleur, ça aussi ça m'a bien fait vibrer ! Je t’ai rien demandé, je suis pas venue me plaindre et visiblement j’ai bien fait.. Il y en a toujours que pour toi ! » Cette fois, j’ai vraiment honte de moi. Même si au départ, je cherchais simplement à l’aider, force est de constater que je me suis plantée en beauté. Mais le principal c’est qu’elle ait avoué qu’on lui avait fait du mal, n’est-ce pas ? En tout cas j’essaye de m’en convaincre, mais la culpabilité me ronge à un point tel que je suis incapable d’éprouver un quelconque sentiment de soulagement ou de satisfaction. Tout ce qui me reste : ce sont la colère et la honte. Je suis fou de rage contre le sous-homme qui a eu la bassesse de s’en prendre à une femme et en colère contre Jessica, car elle a préféré garder ça pour elle –mais je suis surtout furax contre moi-même. J’ai été égoïste, borné et je le regrette sincèrement. D’un autre côté, je sais pertinemment que lui présenter des excuses ne changera strictement rien aux horreurs que je lui ai balancé au visage ou même au mal que cela a pu lui faire. Je suis tellement dépassé par les événements que je suis même prêt à la laisser sans aller. Impuissant, je la regarde me tourner le dos et s’éloigner en direction de l’entrée. Ce n’est qu’une fois qu’elle a atteint la porte qu’elle me fait volte-face, visiblement décidé à vider son sac. « Et en ce qui concerne Mathias non ça n'a rien à voir avec être hypocrite. Tu sais très bien que je l'aime, que je suis la tante la plus heureuse et que je suis bien contente qu’il soit arrivé parce que c’est le seul qui t’as fait changer. Mais t'es déjà en train de me juger sans savoir, alors que TA vie privée comme tu dis, elle a bien dû faire le tour de l'université. Un mec qui a une maladie de cœur, mais qui drague tout ce qui bouge, qui adore se prendre des cuites monumentales et qui n'est certainement pas le dernier à se battre. J'en ai entendu des trucs sur toi, mais je me suis jamais permise de faire des suppositions de merde comme ce que tu viens de faire. » Elle marque un point. Même à l’époque où je sortais avec Elisabeth, Jessica ne s’est jamais permis de me faire la moindre réflexion. Pourtant, elle était loin d’apprécier ma petite-amie de l’époque. « Je suis désolé, d'accord? Je n’ai jamais voulu te blesser ! Tout ce que je voulais, c’était que tu me dises la vérité et que tu admettes que tu as des problèmes ! T’es ma sœur Jess et même si en ce moment ce n’est pas facile et qu’on n’arrête pas de s’engueuler, je t’aime. Avec Mathias, t’es probablement ce qui compte le plus pour moi et je ne supporte pas qu’on puisse te faire du mal. Alors je sais que mes propos ont pu te sembler injustes, mais ça partait d’un bon sentiment » j’explique en me laissant tomber sur un tabouret. « Tu as changé depuis que tu es partie à Paris et j’ai l’impression de ne plus reconnaître ma sœur jumelle. Tu t’éloignes progressivement de moi et la vérité, c’est que ça me terrorise. Je voudrais juste comprendre ce qui t’arrive, ce qui nous arrive… »

« Je sais que tu veux m'aider, que tu t'inquiètes pour moi et que tu voulais pas me blesser.  J'ai pas eu un comportement exemplaire ces derniers temps et j’ai bêtement cru que du jour au lendemain je pourrai tout arranger. Je me suis plantée et maintenant j'ai plus qu'à en assumer les conséquences, mais seulement moi, car t'attirer des ennuis à toi ou à Mathias à cause de mes emmerdes c'est même pas imaginable. » Nous avons tous les deux mal agis et je réalise après coup que cette dispute s’ajoute à la liste de nos longues querelles inutiles. Même si je suis celui qui a déclenché les hostilités, Jessica aurait pu l’éviter. Il aurait simplement suffit qu’elle me dise la vérité, qu’elle me demande de l’aide avant que les choses ne dégénèrent, mais elle a préféré se débrouiller toute seule. Que faire, désormais, si ce n’est accepter son choix ? De toute manière, elle ne reviendra pas sur sa décision. Alors, même si ses propos me laissent perplexe et que mon inquiétude a probablement décuplée depuis qu’elle a laissé entendre qu’elle pourrait être en danger, je vais m’efforcer de lâcher du lest. « Je sais que j'ai changé et que je suis sans doute plus la même, mais c'était nécessaire pour que.. » Elle laisse sa phrase en suspens, semble réfléchir quelques secondes, me lance un regard grave comme si elle était sur le point de me révéler quelque chose de capital, mais finit par se raviser. Je suis déçu. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’elle allait se confier à moi et je sais qu’elle l’a envisagé elle-aussi. Mais quelque chose la retient encore... Serait-ce un manque de confiance en moi ou bien de l’appréhension ? Comment savoir ? Ma sœur est devenue si secrète que j’ai parfois l’impression d’être en face d’une étrangère. « Je suis vraiment désolé, ça doit paraître peu crédible mais je veux pas te décevoir ou quoi que ce soit dans le genre. » Me décevoir ? Elle n’est tout de même pas sérieuse… Jessica a toujours été un véritable modèle pour moi. Nous ne sommes peut-être pas toujours d’accord, mais c’est une bonne personne et rien de ce qu’elle pourra dire ou faire ne la fera baisser dans mon estime. « Et si j’avais le courage de tout te dire, ça serait forcément le cas. Je supporte pas de devoir te cacher certaines choses, donc t’éviter et m’éloigner me semblait plus simple. C'est pas volontaire, c'est juste que je supporterais pas de te perdre ou de voir ton regard changer. T'as rien à te reprocher Louis, c'est de ma faute. » Au final, elle ne m’aura pas appris grand-chose. J’ai comme l’impression de me retrouver au point de départ et ça me frustre. Mais je prends sur moi, car je n’ai pas envie de déclencher une nouvelle dispute. « Je comprends, en tout cas, j’essaye… Et sache que si jamais tu changes d’avis, je serais là pour t’écouter ou te venir en aide. Tu es ma sœur jumelle et rien ne changera jamais ça, tu entends ? Peu importe ce que tu as fait ou les problèmes auxquels tu dois faire face, je serais toujours là pour toi… » dis-je avec émotion, avant de me lever pour la serrer dans mes bras. « Allez, viens par-là… »