i am lost, i am vain i will never be the same
Tel un animal en cage, Lily faisait les cent pas dans la maison depuis le début de la journée, l'air de dire quand est-ce qu'on sort ?, l'air de demander pourquoi ils restaient enfermés depuis plusieurs jours déjà. Chose rare à Jersey, il pleuvait. La pluie ne les avait jamais arrêtés, mais aujourd'hui c'était différent. Parce que Damen allait encore moins bien que d'habitude. La pluie le rendait triste, alors qu'il avait toujours aimé cela. La pluie douchait son enthousiasme, réduisait ses efforts de sociabilité à néant. Parce qu'il était veuf à vingt-trois ans et avait une fille dont il se sentait parfois si éloigné... Se levant enfin vers une heure de l'après-midi, il prépara leurs affaires de piscine, fit enfiler sa parka à Lily et ouvrit la porte. Elle se rua dehors, comme si elle avait été retenue captive plusieurs jours. Comme un animal qui aurait réclamé son heure de promenade trop longtemps... Souriant, Damen attrapa sa veste et la suivit. Cinq minutes de voiture et ils se retrouvaient devant l'aquasplash. Il n'aimait pas la piscine, il n'aimait pas les toboggans et il n'aimait pas l'eau. Mais sa fille avait deux ans et demi et, elle, elle adorait cela. Il était temps de lui faire plaisir, d’enfin cesser d'être un égoïste torturé et enfermé dans son malheur. Il avait peut-être perdu sa femme, mais elle avait perdu sa mère... Son maillot rose enfilé, Lily courut hors de la cabine et, laissant à peine le temps à son père de prendre un casier, courut sous les douches, puis vers la piscine. Il la rattrapa juste avant qu'elle ne se jette dans l'eau et, la prenant dans ses bras malgré ses plaintes de désaccord, la mena au bassin pour les enfants. Elle se jeta immédiatement sur une planche en forme de crocodile...

La piscine. Du plus loin qu'il se souvenait, Damen avait faillit s'y noyer une bonne vingtaine de fois lorsqu'il était petit. Avec son frère surtout, ce danger public qui, pour couronner le tout, ne l'aimait pas. Rien que d'y penser, il avait envie de rebrousser chemin. Mais, contrairement à lui, sa fille adorait cela. Bon, en même temps elle aimait un peu tout, à cet âge ils sont pas difficiles... Assis sur le bord de la piscine des enfants, il observait Lily patauger parmi les autres enfants, jetant de fréquents coups d'oeils vers lui en souriant comme pour vérifier qu’il était toujours là, et pour lui montrer à quel point elle s'amusait. Rien que pour voir le sourire de sa fille, il se serrait noyé des centaines de fois. Alors il lui souriait en retour, oubliant momentanément à quel point il était gelé de rester assis là. Il claquait carrément des dents lorsqu'une voix dans son dos le fit sursauter. Et tomber dans l'eau. La voix de Daim, sans aucun doute possible. Daim... Elle était l'une des rares personnes à savoir pour sa femme, l'une des rares à qui il s'était résolu à dire la vérité. C'était peu et beaucoup à la fois. Si peu par rapport à tout ce qu'il y avait à dire, mais tellement comparé à ce qu'il disait aux autres. Se redressant, il s'ébroua, ses cheveux blonds envoyant des gouttelettes d'eau sur la jeune femme. « Tu veux me noyer ou quoi ? », fit-il en s'appuyant au rebord de la piscine, lui adressant l'un de ses rares sourires. Une petite main qui s'appuyait sur son dos lui fit tourner la tête. Lily. Il lui sourit mais elle se désintéressa de lui, s'accrochant elle aussi au bord pour se rapprocher de Daim. « Et en plus elle te préfère à moi », sourit-il bien que cela ne l'amuse qu'à moitié. Il avait l'impression de perdre cette proximité qu'il avait avec sa fille. Une fois qu'ils rencontraient des gens qu'ils connaissaient à peu près et auxquels Lily était attachée, ils se déconnectaient, comme si elle n'avait besoin de lui que lorsqu'ils étaient seulement tous les deux. C'est sans doute ce qui arrive à tous les enfants, le sentiment de tout parent, mais cela faisait mal. Et il avait du mal à se dire qu'il était un bon père si, à la moindre distraction, elle s'éloignait de lui. Et il se rendait encore plus compte du besoin qu'elle avait d'avoir une mère. Et il avait peur qu'elle grandisse alors qu'il vieillirait...

Jaloux et susceptible ? A peine. Il en lui restait que sa fille comme souvenir de sa femme, il ne lui restait que sa fille à qui il était plus attaché qu'à tout autre chose. Il avait bien sa mère et sa soeur avec lesquelles il état encore à peu près en bons termes - quand il était de bonne humeur - mais sa fille était absolument tout pour lui. Alors oui, il était très possessif et jaloux. Et il avait peur de la perdre. Atrocement peur. Il savait pertinemment que Daim n'allait pas lui voler sa fille ce n'était pas cela, mais, et il devenait peut-être totalement paranoïaque, il avait l'impression que plus elle  'attachait aux autres, plus Lily s'éloignait de lui. En même temps, il devait s'y faire, il ne la garderait pas toujours auprès de lui. C'était peut-être justement ce qu'il craignait, il souhaitait l’avoir auprès de lui à jamais, ce qui est compréhensible, n'est-ce pas le souhait de tout parent ? Peut-être encore plus celui d'un parent seul, et qui le sera encore plus sans son enfant. Parfois, cela lui semblait ridicule de s’inquiéter pour cela, elle avait deux ans et demi, elle n'allait pas le quitter tout de suite ! Mais d'autres fois, lorsque la peur irrationnelle de vieillir le prenait, il était le plus inquiet des hommes. « C'est vrai que ça fait longtemps, qu'est-ce que tu fais de beau en ce moment ? » Évitant de remuer le couteau dans la plaie, il préférait dériver légèrement du sujet initial. Ne pouvant réprimer un sourire face à la question que Daim posa à Lily, il attendit son bisou - elle avait intérêt à dire oui  « Qu’elles sont gentilles ! » Il sourit à sa fille qui demeurait perchée dans les bras de la jeune femme. Il eut un sourire vague et légèrement triste aux paroles de Daim, à qui le disait-elle ? Lily avait poussé à une vitesse hallucinante... « Elle grandit trop vite... Je sais pas ce que je vais faire quand elle ira à l'école et puis quand elle aura plus besoin de moi. Je pourrais reprendre mes études, mais... c'est plus facile à dire qu'à faire. » Et elle irait à l'école à la rentrée, elle était d’ailleurs déjà inscrite.