⊱ no matter how many times that you told me you wanted to leave
Tu leur adresses un regard glacial. Un regard que tes prunelles particulièrement bleues savent très bien faire. Un regard de glace, un regard acerbe et tes paroles fusent, acides :
« Vous n'aviez pas le droit ! Vous n'aviez pas le droit de choisir pour moi ! Je n'irais pas, la dernière fois, il m'a ordonnée de faire ce que je ne voulais pas faire ! » Ils te dévisagent. Aussi froids que toi. Ton oeil au beurre noir est toujours là. Ils n'ont pas le droit d'en remettre une couche. Sinon les clients ne voudront pas de toi. Ils le savent, tu le sais aussi, et tu en profites pour les provoquer. Mais tu te heurtes à chaque fois à un mur dur et insensible. Imperturbables, tes géniteurs te contemplent comme s'ils estimaient à quel prix ils allaient bien pouvoir te vendre cette semaine. Les temps se font durs ici, en Allemagne, et les gens ne crachent pas sur une petite partie de plaisir. Surtout quand celui-ci leur est offert par une belle androïde à la beauté glaciale. Même si on remarque vite ton air brisé dans tes prunelles océaniques. Même si on sait que ça n'est pourtant pas une vie pour une gamine comme toi. Oui, les gens acceptent, et profitent, et c'est comme ça de nos jours. Même si tu n'as que quatorze ans.
Ici, tout a un prix.
La liberté aussi.
Des parents. Non, ce ne sont pas des parents. En tout cas pas les tiens. Ils sont tes bourreaux, tu es leur victime parfaite. Personne ne se soucie d'eux, et donc de toi. Ils t'ont mis au monde, oui. Mais ils ne t'ont pas
offert la vie.
Non, ils ne t'ont pas offert la meilleure chose. Pour toi la naissance et toute son enthousiaste n'est qu'un leurre. Tu les hais, tu les détestes.
En te donnant la vie, ils t'ont condamné à mourir.
Et à mourir lentement. Une véritable agonie.
⊱ no matter how many breaths that you took, you still couldn't breath
Et il fallait courir.
Encore.
Ton souffle s'amenuise, tes pas se font lourds; la nuit t'absorbe toute entière. Elle t'enveloppe de ses bras géants et malintentionnés. Tes cheveux blonds sont collés à ton front par la sueur, et ta nuque se tourne sans cesse vers l'arrière pour surveiller si tu es suivie, de façon à t'en donner très vite un torticolis. Mais tu es seule. Terriblement seule. Tes yeux de rapace se fondent dans l'obscurité que tu décryptes comme si tu y avais toujours vécue. Tu lèves les yeux vers le ciel, implorante. Tu as ralenti, tu t'es arrêtée. Dans l'atmosphère pesante de la nuit, on n'entend que ton souffle. Il est heurté, et tout ton corps est secoué des spasmes de celle qui a trop couru, qui a trop forcé, qui a été jusqu'au bout de ses limites. Mais ces limites s'effacent quand l'adrénaline coule dans tes veines. Tu aimerais bien...
Un aboiement te fait sursauter. Telle une proie indéfiniment traquée, tu repars sans te poser de questions. Jamais de questions. Les questions, ça paralysent. Les questions amènent la mort. Tu entends un bruit de course et tu cherches une cachette efficace. Tu grimpes à un arbre. Tes bras sont fatigués, tes muscles sont meurtris, mais tu parviens à te hisser à la première branche. Le chien passe sous celle-ci sans te voir, filant dans la nuit. Il ne t'a pas vu. Tu es peut-être une proie, mais tu es devenue une proie tacite et maligne.
Ce chien, il s'appelle Bandit.
C'est ce dont ils se servent pour te retrouver. Parce que tu t'enfuis souvent. Et le cabot te connait, il connait ton odeur, il connait les endroits où tu te caches. Mais ce soir, il a été distrait. Il ne t'a pas vu. Il va échouer, il va se faire battre, ils iront jusqu'à le tuer. Tu éprouves même un peu de pitié pour cet animal qui au fond, n'a rien demandé. Toi non plus tu n'as rien demandé. Pourtant, sous la menace des coups et de la famine, tu as été obligée de te prostituer pendant trois ans.
Faut bien rapporter de l'argent, disent-ils.
Ce soir aussi tu t'es enfuie. Ils n'ont pas peur, ils savent que Bandit te retrouve à chaque fois, ils te croient faible, ils pensent que tu ne peux pas survivre seule. Mais leur dureté a forgé la tienne et ils se trompent sur toute la ligne. Ce soir comme les autres soirs oui, tu es partie.
Mais cette fois, tu ne reviendras pas.
⊱ as day go by, the nights on fire
Tromper, te déguiser, mentir. Encore.
Mais cette fois, c'est pour la bonne cause. Un faux passeport, un faux âge, et c'est dans la poche. Il est encore tôt, tes yeux n'ont pas dormi depuis trois jours, mais tu t'en fiches. Le matin se lève à peine lorsque se profile à l'horizon la silhouette de l'aéroport. C'est comme une délivrance. Ça te dope. Tu dormiras dans l'avion. Peu importe lequel.
En entrant, tu te trouves minable. Tes genoux sont écorchés, tes yeux sont éteints, tes cheveux sont emmêlés. Honteuse, tu passes par les toilettes où tu te changes avec ce que tu as apporté. Tu coiffes tes cheveux couleur des blés et tu essayes de sourire. Pour la première fois, tu te trouves ravissante. Ou du moins, acceptable.
Dans le hall, tu hésites. Londres ? Paris ? Sidney ? Quelle destination ? Là-bas, ils te retrouveront. Tu fermes les yeux. L'intérieur de ta tête ressemble à un champ de mine.
« Les passagers pour Jersey sont priés de se présenter à la porte d'embarcation. »
Tes paupières s'ouvrent d'un coup. Tu te précipites à la billetterie pour y acheter un billet. Ton choix est fait. Jersey, c'est parfait.
« Vous n'avez pas de bagage ? » Tu secoues la tête. Tu ne pars avec rien. Rien ici ne mérite d'être emporté avec toi. Tu donnes toutes tes économies, tous les petits "plus" que les clients te donnaient. Cela suffit. C'est pas énorme, mais assez, heureusement.
Tu t'appelles Madison Strauss. Des "Strauss", il y en a par milliers. Tu n'auras que ton prénom à changer, ça suffira. Dans l'aéroport passe « Hey there delilah » d'un groupe qui t'est inconnu. Madison disparait et laisse alors place à Delilah. Hum, tiens... Delilah-Rose, c'est encore plus joli.
Dans la file d'attente, tu sens l'adrénaline battre dans tes veines, mais celle-ci est de bonne augure.
Tu en as payé le prix, mais finalement, tu l'as eue, ta liberté.
⊱ the prayers we have prayed were like a drug
Deux ans. On s'habitue. On adopte le rythme, les coutumes, tout ce que fait un jeune de ton âge normalement. Tout ce que tu n'as pas connu, toi. L'amusement, la musique, les fêtes, les sourires, les aventures d'un soir, et même l'amitié. Même si ta confiance est d'or, tu parviens à la céder à certains. Il t'a fallu apprendre, comme une enfant, comment on se comportait. Il a fallu choisir un cursus ; tu as choisi la médecine. La neurologie. Ça te passionne. Nulle nouvelle de tes bourreaux. Peut-être ont-il abandonné les recherches. Parfois, tu as une pensée pour Bandit. En regardant le ciel, tu remercies le ciel de t'avoir laissée en vie. Dans tes yeux se lis encore la souffrance endurée, mais le maquillage sait la camoufler avec aisance. Tu as encore du mal avec les règles. Mais tu fais des efforts. Tu essaies. Même si tu échoues, tu recommences.
On te croit déterminée à profiter de la vie coûte que coûte, mais ce n'est pas un quelconque amour de la vie qui te fait continuer.
Non, c'est un instinct de survie primaire et instinctif.
Comme un animal, comme ce à quoi ils t'ont rabaissée pendant tant d'années.