Elle était assise, là, sur la balançoire qu'ils avaient installés exprès pour elle. C'était son endroit préféré. Elle était légèrement en hauteur et voyait tout ce qu'il se passait au village plus loin. Elle voyait les enfants jouer mais n'osait pas les rejoindre. Elle voyait ses parents mais n'osait pas les aider. Elle voyait les autres adultes mais n'osait pas leur parler. « Ludmilla », comme ils l'appelaient tous, restait là, sur sa balançoire dès qu'elle avait un moment de libre. Elle ne faisait jamais les choses sans qu'on ne lui ait demandé avant. Toujours il fallait sous-entendre ce que vous attendiez d'elle et elle le faisait sans broncher. Elle parlait peu mais toujours chantait des comptines d'un autre pays, d'une autre culture. Elle passait son temps à fredonner des mélodies plus ou moins gaies. Cela ne dérangeait guère car sa voix était douce et agréable à entendre, même si personne ne comprenait le sens des paroles. Personne ne lui demanda jamais. Ils émettaient des hypothèses dont la plus commune (et la vraie, d'ailleurs) était « sûrement, des chants de là-bas ». Là-bas. Là-bas comme ils disent, c'était ses racines. Son visage pâle, ses cheveux blonds, ses yeux clairs contredisent tout ce qu'on a pu apprendre et tout ce qu'on sait de ce pays mais elle est bien née en Afrique. Johannesburg, la vaillante. Mais c'était une autre vie. Ses yeux fixent un point au loin et tout doucement se ferment dès qu'elle repense à ses premières années. Elle ne connut jamais ses parents mais des nourrices autoritaires mais tendres. Elle ne connut jamais la chaleur d'un foyer chaleureux et aimant mais la froideur des murs faussement gais d'un orphelinat. Née sous X, déposée des ses premiers jours à l'orphelinat, le plus proche, elle y a grandi. C'était pas une vie. C'était rien. Mais elle devait l'accepter. Petit lionceau perdu dans cette jungle, quelles armes pouvaient lui être donné ? Un seul mot, un seul...pouvait la délivrer de cette destinée chaotique qui l'attendait : miracle. Et pour l'instant, cette aventure qui commençait ne partait pas sous le signe de la chance. Pourtant, on peut dire qu'elle eût de la chance. Elle ne fut pas élevée comme un petit chat, à savoir, on ne l'avait pas étouffé ni noyé. C'était des pratiques courantes dans ce genre d'orphelinat et aussi mignonne était-elle, elle aurait pu y passer. Elle eût de la chance de pouvoir être tout de suite acceptée par les autres. Ils auraient pu la considérer comme différente et pouvait devenir la tête de turque de tout le groupe. Elle eût de la chance d'avoir des familles d'accueil. Elle eût de la chance de survivre aux deux premières, également. Ses souvenirs étaient flous. Ce n'étaient plus que des gouttes de pluies parmi sa grande étendue de souvenirs. Cette période-là n'avait été que larmes. Oui, l'équivalent de l'étang à côté de chez eux avait été déversé en larmes. Pas que les siennes. La famille fut l'erreur de la prendre en remplacement d'un premier enfant décédé sauf que cela ne marchait pas. On ne remplaçait pas un enfant. Ce n'était pas un chat, ni un objet quelconque. C'était quelqu'un. Un amas de cellules, de pensées... de sentiments. Elle ne comprenait pas la pauvre. Elle ne comprenait rien. Elle était heureuse. Elle pensait pouvoir vivre une famille normale mais en revint presque à regretter l'orphelinat. Tandis que la mère sombrait de plus en plus dans sa dépression, le père perdait la tête. Il était sur les nerds et cela retombait sur la petite. Finalement, l'âme de la mère s'en alla sous son impulsion un soir. Ils l'avaient attendu. Ils l'avaient tous pressenti. Et une atmosphère de mort plana dans la maison. Elle, elle ne comprenait pas tout. Pourquoi tous ces gens, pourquoi ces larmes, ces colères ? Deux semaines plus tard, elle se réveilla dans son lit d'orphelinat. Case départ. Rien n'avait changé. La deuxième famille se résumait à un mot ; violences. Violences, fuite, tout n'était que des étapes logiques qui se succédaient. Il y avait des plaies vives de cet épisode noir mais ils restaient dans son cœur. Elle avait observé pour la première fois, et avait subi, la folie des hommes. Des actes fous. Envers un plus faible. Mais pire, envers un humain. Pourquoi ? Personne ne fut là pour lui expliquer et encore aujourd'hui elle cherchait des réponses à toutes ces questions sans réponses. Existait-il un quelque part où tout allait bien ? Les montres naissaient-ils ou étaient-ils fabriqués ? Pourquoi c'était toujours les gens nourris des meilleurs intentions qui devenaient des monstres ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?! Les nourrices lui demandèrent d'arrêter de pourquoyer sans cesse. D'arrêter de leur bassiner des choses qu'elle-même ne pourrait jamais comprendre. Elles n'avaient jamais pensé à ce genre de choses. A quoi pensaient-elles ? Elle ne savait pas mais ce qui lui importait, c'était d'un jour de trouver la paix dans son corps. Elle avait la rage de vivre. La rage de se battre pour trouver un ailleurs plus beau. Où chercher ? Aucune idée. Comment y arriver ? Elle ne savait pas. Ses seules armes n'étaient pas matérielles et elles ne devaient pas peser lourd contre le monde extérieur, mais soit, elle s'était fait la promesse d'y arriver.

Elle était assise là, sur ce lit. Il n'avait pas encore été dérangé. Elle prenait soin de faire son lit tous les matins, c'était un rituel, quelque chose sans importance mais si elle ne le faisait pas, elle sentait que la journée commençait mal. Voilà. Elle y était dans cette université. Après avoir passé brillamment ses examens, elle s'attaquait à une autre étape de sa vie. Son passé est derrière elle et elle ne cherche pas à le dévoiler plus que ça, craignant que la pitié des autres l'atteigne. Ses parents lui ont un peu forcé la main de faire des études « sérieuses » mais avaient accepté pour l'option musique. Ils avaient tout de suite compris que c'était ce qui la passionnait le plus. Elle ne faisait pas d'instruments, elle avait juste sa voix pour combler un peu le vide immense de son cœur. Elle n'oubliait pas les promesses qu'elles s'étaient faites. Elle voulait vivre, elle voulait aimer, elle voulait se sentir humaine. Elle ne voulait penser à rien d'autre. Elle voulait, elle voulait... Tout semblait à portée de mains, à quelques phalanges à peine. Sauf qu'elle est un peu hors du commun. Un peu étrange, un peu à l'ouest, toujours hors cadre. Ses habits d'un autre temps, ses moues enfantines et le son de sa voix qu'on entend trop peu, tout ça, c'est pas de sa faute. Elle vivait ainsi. Elle se cherchait encore et subissait beaucoup dans sa lutte vaine contre elle-même. Elle est incapable de vous raconter son histoire. Au fond, elle est plutôt renfermée. Ça se voit, non ? Rappelez-vous votre première rencontre avec elle. L'océan de secrets et de mystères qu'on décèle dans ses yeux, c'est pas anodin. Non, c'est pas banal une fille comme ça.